BAZAR PARISIEN

De fort bonne heure ce matin, entrée dans le métro parisien pour aller au travail, j'en fus virée à Chaussée d'Antin. Quand les personnes peuvent marcher, elles obéissent sans trop broncher. Les gars de la RATP y allaient moins doucement avec un pauvre gars endormi qui ne se réveillait pas malheureusement. "Il faut sortir, il faut sortir!" lui criait-on, sans que cela produise aucun effet.

Passagers pestant, râlant, désorientés. On aurait dit une armée de souris cherchant l'air pour sortir d'une maison troglodyte. Parmi elles, des touristes sidérés et moqueurs aussi : tous les asiatiques, une fois sortis du trou, se  prenaient délibérément en photo devant les bouches de Guimard. Cela va faire le tour de la planète en deux temps trois mouvements.

A l'arrêt des bus, la foule se presse. Les informations sont contradictoires. Le 32 va passer dans cinq minutes, dit l'un. Non, répond l'autre, portable à l'appui, il n'y en aura pas. Bécassine, je me transforme en poteau indicateur. "Pour aller à Saint-Augustin, on fait comment ?" "Tout droit, Madame". J'observe que cette forte femme a du mal à marcher et je rallonge donc son temps de trajet : "il vous faudra au moins vingt bonnes minutes".

"Je vais prendre le métro à Trinité, savez-vous comment y aller ?" demande une autre avec un fort accent. Je l'accompagne entre deux grands magasins, éclairés et vides, pour lui montrer son chemin. "Pas certain que ça marche par là-bas, mais vous pouvez toujours essayer !"

On se gèle, même s'il ne neige pas. Le  jeune homme sympathique, qui avait cru  un instant que nous pourrions  prendre un bus, entame la conversation. "Dire que je souhaite me rendre à une réunion sur le climat !" "Vous tombez bien. Mes patrons se battent contre les éoliennes. Ils emploient des gros mots comme saturation ou encerclement. J'y comprends pas grand-chose. Vous en pensez quoi ?" "Affaire de fric, rien que du fric. Et puis, vous savez, ils n'en ont rien à faire des habitants et des villages, rien du tout ! Bien sûr qu'il faut se poser la question de l'énergie, mais sûrement pas comme ça. Ca va péter, c'est moi qui vous le dis !"

Faire le poteau indicateur, ce n'est pas mon travail. Je finis donc par y renoncer et rebrousse chemin à pied. Tant pis si aujourd'hui je n'irai pas faire le ménage chez des particuliers du grand Ouest. Je ne perdrai pas mon job, ils aiment bien mon bon sens. Ils me paient plus pour ça que pour la qualité de ma prestation avec la serpillière. Avec mes récits, je fais un peu dame de compagnie. Ils naviguent peu dans les souterrains de Paris que j'ai fini par apprécier comme lieux de vie. Alors, je leur raconte.

Tiens, à l'autre bouche Guimard, voilà qu'un mal réveillé s'y enfourne, à tort. Bon, ça suffit, je ne vais pas le prévenir du désastre. Il est assez grand. En sortant du métro, j'ai souhaité bon courage au gars qui informe, protégé derrière sa vitre, les désespérés. Pour moi, il fallait que je change trois fois pour parvenir à bon port, alors que c'est direct, d'ordinaire. Et si, entre temps, le préfet  change  d'avis comme de chemise, à cause des gilets, je n'aurai plus qu'à aller me rhabiller.

Avec mon portable que j'ai depuis peu, polie, je préviens mes patrons de ce qui se passe. Ils sont terrés chez eux. Pensez donc : l'an dernier, à même époque, ils ont été molestés. Z'avaient rien fait à personne. Juste le temps d'aller, cahin-caha, chercher leur baguette chez le boulanger. Rien que pour une baguette, ils sont rentrés chez eux avec  des bleus partout. Si c'est pas un désastre, ça aussi ?

Les souris qui prennent le métro, les samedis jaunes, ce ne sont pas des gens comme eux. Juste, des pauvres hères comme moi. Le travail, c'est le travail. Je ne le glorifie pas, même si je l'aime. On entend dire que c'est abrutissant parfois de travailler pour deux francs six sous. Pardon, pour huit euros quinze centimes. Ce n'est pas mon avis.

Ce qui rend bête ou seul, ce sont leurs robots et leurs écrans. En plus, j'ai appris que ça dépensait de l'énergie. Beaucoup d'énergie électrique. Alors, faudrait savoir ce qu'ils veulent vraiment, ceux qui nous gouvernent. L'autre jour, j'ai rencontré une assistante sociale. Qu'est-ce qu'elle m'a fait rire ! Elle m'a raconté qu'on lui demandait maintenant de produire tous les documents des personnes qu'elle aide, par Internet. Cela lui demande le double de boulot pour les démarches à faire et c'est bien moins humain. Même qu'elle doit fournir à l'administration l'adresse mail de personnes qui n'en ont pas et sont sans toit. Elle m'a fait tout un discours bien senti en commençant par un gros mot : la fracture numérique. Là-dessus, je la rejoins. J'ai mis plus de deux ans à saisir comment m'y prendre. Elle me parlait devant son ordinateur éteint en me le montrant du doigt, comme un élève désigne un mauvais prof ou comme un prof désigne un mauvais élève. Et elle m'a dit avec sérieux : "j'aimerais bien les voir sur le terrain ceux qui nous donnent ces ordres."

Quand je marche, je pense. Et comme je marche beaucoup aujourd'hui, c'est possible. D'ailleurs, on ne dit plus "assistante sociale", c'est démodé. On dit "travailleur ou travailleuse sociale". Le travail est remis à l'honneur. On n'assiste plus les assistés. C'est pourtant parce qu'il y  a des assistés que cette dame a du travail. Voilà ce que j'ai fini par comprendre, pas après pas. Je vais dire comment, car ça vaut son pesant de mélasse. A l'hôpital qui va mal aussi, une patiente -je vous assure que c'est le mot qu'il faut employer, même si elle s'impatiente souvent- , une patiente donc m'a fait une confidence. Je venais mettre de l'ordre dans son placard qu'elle ne peut pas atteindre.

Elle voit défiler des blouses blanches de toutes sortes pour la toilette, pour lui apporter ses plateaux repas, pour la tension, pour reprendre son plateau, mais pas pour ranger son placard. Elle fait sacrément la leçon aux travailleuses de l'hôpital. "C'est parce que j'y suis que vous avez du travail. Je vous demande de faire ma toilette en me regardant, je ne suis pas un objet. Vous n'avez pas le temps  pour que je prenne une douche, vous avez cinq minutes par personne hospitalisée, d'accord. Mais regardez-moi." Elle m'a décrit une aide-soignante de nuit : elle avait des cils longs comme des balais, les ongles vernis, longs comme des piques.  "Si vous voulez garder votre travail, il faudra faire un effort dans le service aux malades. Vous n'êtes pas à votre place."

Quand je lui ai dit qu'elle y allait trop fort avec sa morale sur les efforts, ma vieille amie a ajouté : "j'ai repéré celles qui cachent leur étiquette avec leur nom : c'est pour pas que je puisse me plaindre d'elles à la cadre du service. Elles ne savent pas que j'ai une mémoire d'éléphant. En gérontologie, tu comprends, ils ont tous plus ou moins perdu la tête. C'est l'avant-poste de la mort. C'est pour ça que je leur répète sans arrêt que mes jambes ne fonctionnent plus mais que, là-haut, j'ai toute ma tête. Elles n'ont pas l'habitude des gens qui ont toute leur tête à l'hôpital. Ne t'inquiète pas, il y a aussi de bonnes personnes. Regarde par le couloir celle qui vient de passer. Je l'ai à la bonne et vice versa."

Cette histoire, je la  raconterai à mes patrons la prochaine fois. Cela leur plaît bien. Ils s'informent avec la télé mais ils ne voient pas le réel en direct. Sauf, comme l'an dernier, quand ils ont été molestés. Ils n'en sont pas revenus et en parlent encore. Pourtant, l'eau a pas mal coulé sous les ponts, depuis. Finalement, ils attendent de moi du vivant, du pris sur le vif. Ils pourraient faire pareil car ils sont bien plus malins que moi. Je sais pas comment dire. Ils sont  anesthésiés. Cela me fait de la peine pour eux. Je les estime trop puisqu'ils me donnent du travail.

Bon, le feu est vert. Je fais une pause dans le bazar parisien. Assez marché, assez pensé comme ça, ma petite Bécassine.  

Lecteur ou lectrice,  ne te plains pas du manque d'images, cette fois ! Le serveur est, lui aussi, en grève. Il ne comprend rien à mes ordres. Je clique, je clique et, tintin, les images ne viennent pas. Il m'a répondu par écrit, en anglais en plus, alors que la langue d'outre Manche ne m'est pas familière : "request rejected, server error". Ce n'est pas moi qui vous manque de respect. Je sais bien qu'il vous faut de l'image pour mieux  imaginer. Comme si les mots, les gros comme les minuscules, ne suffisaient plus.

Les grèves ou manifs  font redécouvrir des choses simples. J'ai besoin des autres et rien n'est acquis. J'ai regardé dans le dictionnaire ce que veut dire "faire tintin": devoir se passer d'une chose attendue ou due. Ce n'est pas demain la veille qu'on dira "faire Bécassine". Celle-là, on ne me la fera pas.