Becassine's birthday

La presse m'apprend que j'ai 110 ans, cette année. Je n'en reviens pas. Comme souvent, elle se trompe. Je suis bien plus jeune puisque je passe mon temps à observer. Les vieux de cet âge-là n'observent plus grand chose. Ils ne voient que leurs pieds quand ils sont pliés en deux, leurs misères quand elles se manifestent ou qu'on leur en parle, leur infirmière si elle passe, leurs douleurs s'ils en ont encore conscience, et un enfant s'il est resté dévoué à leur cause, ce qui ne court pas les rues. Donc je ne fais pas partie de cette catégorie des vieux laissés pour compte. Ils m'embêtent bien d'ailleurs, car je me demande quel sort va leur être réservé demain. Ils ne seront plus là, il y en aura d'autres, mais enfin, ce sera du pareil au même.

Justement, un proche me demandait l'autre jour une photo de la grand-mère à l'âge de 103 ans. Je ne l'ai pas retrouvée : bien que je range sans arrêt, je suis tête en l'air, malgré tout. Je me souviens de cette grand-mère, en maison de retraite, réclamant du foie gras dans un village où la supérette locale proposait des petites boîtes peu tentantes et pas de saison. J'avais attendu qu'elle rouvre ses portes. Pas un chat aux alentours. Fière de ma trouvaille pour faire plaisir à la belle vieille qui allait sûrement s'éteindre rapidement, parce que ce n'est pas trop appétissant de faire long feu en gériatrie, j'ai repris le volant pour remonter la pente vers ce lieu sans âme qui vive. Pourtant avec des râles qui disaient tout de même que des âmes y vivaient. Comme quoi, les expressions toutes faites peuvent être d'une bêtise absolue. Ces âmes qui survivaient étaient entourées d'un béton des années 50 que je ne souhaite à personne pour y terminer ses jours.

Il aurait aussi fallu penser au pain de mie. J'ai donc redévalé la pente, suis retournée dans la supérette, me suis farci de nouveau la pente en sens inverse, pour retrouver le parking désert du bloc de béton, et entendre enfin dans un souffle léger : "il t'en a fallu, du temps !"

Puis j'ai été prise d'un fou-rire total quand ladite grand-mère a sonné et demandé un grille-pain. Une de plus qui ne manquait pas d'air avec le personnel hospitalier. Fallait voir la dame de service, mi figue mi raisin, mais plus figue que raisin, se contorsionner pour dire que c'était pas facile à trouver, et que bon, peut-être, manger du foie gras en plein après-midi sans toast grillé, ça pourrait quand même le faire. Je ne savais plus où me mettre. J'ai regardé par la vitre assez sale la campagne environnante, le temps que le baratin de l'aide soignante passe dans le cerveau ralenti de la grand-mère. Cela n'a pas loupé. Quand la dame -qui avait le mérite d'exister- est partie, - et qui n'était pas méchante du tout-, la grand-mère qui confondait passablement "autrefois" avec "de nos jours" a considéré que "ce n'était plus comme avant". Je ne lui ai pas rappelé où elle se trouvait, parce qu'avant, elle n'aurait jamais pensé y séjourner. Et nous avons partagé, grand-mère et moi, ce dernier apéritif, trop tôt dans l'après-midi pour l'apprécier pleinement. Pas trop tard non plus, puisque grand-mère était encore parmi nous. Et que je ne l'ai jamais revue ensuite.

Je lui ai fait des compliments sur ses cheveux blancs, qui étincelaient encore comme l'azur, car elle les teintait de bleu, et c'était encore présent dans mon souvenir. Et je suis repartie. J'ai fait des kilomètres. Très vite. Quelques jours plus tard, au courrier : amende pour excès de vitesse. Comment expliquer à des machines photographiantes que, sans avoir bu, on peut vouloir rouler vite, une fois ou deux fois dans sa vie, parce que se sentir alerte, chasser le passé, digérer le foie gras de la pauvresse qui s'en va doucement, en se donnant des airs de fête, bref foncer, c'est vital ? Ces machines d'autoroute manquent de coeur.

Donc, sur mon âge, pas la peine de s'attarder. Il n'est pas poli du tout de parler de l'âge de quelqu'un dans la presse. Y a des mémés connues à rides qui piquent des colères de jalousie, y en a d'autres qui se font faire des "liftings" pour croire à leur peau neuve, alors qu'elles changent pas de leurs idées pour autant, et puis y a celles qui, comme moi, ont eu la chance de pas vieillir, d'histoire en histoire : j'ai l'âge de mes lecteurs. Arrêtez, s'il-vous-plaît, les mensonges. De papier, je survis et je n'ai pas besoin de me demander où j'en suis, même surannée.
J'ai un peu appris l'anglais pour mettre un titre parce que, sur Internet, c'est obligé, paraît-il. Si j'avais à souffler des bougies en chantant ce que les Anglais chantent, et 110 en plus, ça serait pas la peine de me le demander. Non, non, croyez-moi, on a l'âge que les autres vous donnent.

Même si la presse le déclare, qui vous dit que j'ai 110 ans ? Je porte aussi en moi toutes les années qui m'ont précédée et je remonte à Gutenberg, au moins. Et si j'étais d'un âge encore plus canonique, ça me conviendrait tout autant. Femme à barbe qui ne se barbe jamais à observer ses contemporains, parfois comme dans le Midi, discretos, paupière mi-close, comme des volets mi-clos.

En ce moment, ils signent des pétitions pour tout, je sais pas ce qui leur prend, ils croient mettre la pression sur des gouvernements. Quand j'étais plus enflammée, ça m'arrivait, mais maintenant que j'ai 110 ans, d'après ce que j'ai appris et que je vais finir par accepter, je trouve que c'est pas sérieux. Tu gueules pour ceci, tu pestes pour cela. Et quand est-ce que tu va prendre le temps d'être heu-reux ? La solidarité pétitionnaire est un concept qui crée des malheurs, là où je suis pas sûre qu'il y en ait tant que ça au départ. D'abord, tu as le vrai malheureux roué de coups à Perpète les Oies, et même que tout le monde l'apprend, et cela crée ensuite de nouveaux malheureux de pas parvenir à se sentir solidaires, auxquels tu rajoutes tous les très malheureux d'avoir signé et rien obtenu, ... Par sagesse, je privilégie le village, qui se rétrécit avec l'âge. Et alors, petits prétentieux du "j'ai fait le Chili", "j'ai fait Tahiti", "j'ai fait les lacs d'Italie"! Ben oui, quoi, un village rétréci reste universel et j'y voyage avec ma loupe. Je sens que vous avez pas encore "fait les maisons de retraite", vous. Pour la misère du monde, pas besoin de jet privé pour secouer ensuite la poussière de ses sandales de luxe.

Dernier point : si j'ai l'âge qu'on me prête, il n'y a pas photo. Par la même opération de pub, installez-moi vite dans la peau d'une Noire. J'ai observé qu'en Afrique, les vieux ne sont pas mis au rebut. Détiennent-ils une sagesse ancestrale ? En tous cas, c'est grand respect sous le baobab.

Et pour fêter mon anniversaire, au lieu de lancer des produits dérivés, histoire de vous faire du beurre, merci de m'offrir la petite crème de jouvence "Dans la peau d'une Noire". Pour durer un peu mieux, sous les Tropiques.
Bécassine