Colibri fait sa part

La légende amérindienne du colibri m'a été racontée hier. Inspirante pour relire d'autres histoires. Ce petit oiseau de rien du tout, voyant un incendie attaquer la forêt, au lieu de fuir comme tous les autres animaux, se met à faire des allers-retours incessants d'un point d'eau vers le feu ravageur. Il lui est alors demandé:

  • "Crois-tu que cela va servir, ces gouttes d'eau que tu transportes en t'épuisant ?"
    Il répond:
  • "Je n'en sais rien, mais je fais ma part."

    Cette légende éclaire sur la petitesse de mes rangements et tris qui servent peut-être. Qui sait ? Elle me rappelle l'océan des questions à résoudre si certains ne prennent pas leur part.

Et aussi la postière. L'autre jour, j'ai signé sur un carré minus pour attester que je venais de recevoir un colis. Tu prends ton doigt, tu griffonnes sur l'écran, et tu ne reconnais absolument rien à ta signature habituelle. Elle devient déjantée, de quoi se demander si c'est vraiment toi qui as signé. Cela glisse comme pas permis, et avec ton gros doigt pas finaud, tu as l'impression d'occuper tout le terrain. Je m'en fiche, maintenant, je mets Bécasse pour Bécassine pour que ça dépasse pas de l'écran, en m'appliquant comme d'habitude, mais c'est vraiment pas la peine aujourd'hui. Pas de signer, de s'appliquer !

Tu dis à la postière tes misères et les siennes : doigt pataud, comment vos autres clients s'y prennent ?, et regardez donc votre posture quand vous tenez cet écran. Et tout, et tout. Elle est contente quand même que t'aies signé car c'est trop pénible de repartir bredouille avec son colis, sans l'avoir livré. La conversation s'engage. Le papier, plus la peine, vous en pensez quoi de cette dématérialisation ? Dématérialisation : le mot moche que j'ai lu, l'autre jour, pour m'expliquer que je ne devais plus imprimer de bibliographie pour étudiants, par souci éco-responsable. Rappelons-nous le colibri : si chacun fait pareil, on utilise moins de papier. En principe, parfait. Sauf qu'en réalité, on n'a jamais autant utilisé de papier et que c'est à se demander comment on va s'en sortir de cette misère. Enfin, la mienne, la vôtre : celle du tri sélectif.

La postière, philosophe et vaguement désabusée, me dit alors: "à chaque fois quasiment, j'ai droit à la même remarque pour les signatures, et même qu'il y en a beaucoup comme vous qui savent pas s'y prendre". D'autres se plaignent aussi, c'est rassurant. J'ai quand même pas mis des lustres pour apprendre à écrire à l'école avec un stylo, d'où l'encre coulait et m'en foutait souvent plein les doigts, pour me passer maintenant dudit ustensile. Des fois même que l'écran prendrait, en sus, mon empreinte digitale, sans m'en avertir? Ce sont des écrans dont j'me méfie bien plus que de la postière.

Justement, elle a ajouté : "dans mon métier, c'est pas ça, l'important. Comme les gens ne se parlent plus, quand je passe, j'échange un mot avec eux."
Exact. C'est ce que la postière fait avec moi : sa part comme le colibri. Et elle m'a même donné une idée. Sans me le dire car alors j'aurais pas forcément retenu, mais je prétends quand même qu'elle me l'a donnée, cette idée, puisque c'est au moment où je refermais ma porte, en lui souriant, que je l'ai eue. On pourrait peut-être remplacer tous les gars avec leurs mitraillettes chargés de surveiller ce qui passe, circule, se déplace, se déploie, traverse, se penche,s'arrête aussi et repart, par des colibris de la pampa, ou à défaut par des postiers. Cela me semblerait un tout petit peu moins métallique.
Sauf que... Là encore je vois le hic qui se profile. Si tu supprimes le papier, y a plus d'enveloppes à poster; si tu supprimes la gardienne, y a plus de plis à récupérer; si tu supprimes aussi le stylo, je vois pas ce qu'on peut écrire de correct; si t'écris rien de correct, je vois pas ce que tu aurais à poster; et si tu penses plus aux autres, tu n'as aucun colis à leur envoyer. Mais tu peux cependant remplacer ces gars aux mitraillettes par des postiers inutiles, prenant leur part à des échanges inutiles pour sortir de l'isolement inutile.

Au rythme où vont les choses, les postiers estampillés "postiers" seront, sans doute, une espèce en voie de plus grande disparition que les colibris. Dans l'idée que je livrais, sans sonner chez vous, ce que vous aurez apprécié au passage, la part des choses compte autant que faire sa part - et je tenais à le signaler sans trop y parvenir-. Si Bécassine je trie, telle la postière, c'est plus pour faire la part des choses que pour prendre ma part.

Je ne tiens pas à me retrouver dans une impasse totale, sans boîte aux lettres, sans issue de secours ni voisinage, sans forêt, ni arbres, ni colibris pour s'y planquer ou les survoler. Devant le détestable panneau du "no way", du "no man's land", du "nobody" où tu rebrousses chemin comme les animaux de l'incendie d'Amazonie, avec la musique à toutes forces.

Pour sentir la vie qui crisse, croasse, vibre de tout et ne t'abandonnera pas sur les rivages de la mise à part.