Couleurs du temps
Une journée en spirale comme un escargot ou un débris de mer. L'extrait d'assiette "Neptune" divulgue sa couleur.
J'avais laissé mon parapluie pour me laisser imbiber. Le crachin persistant, les passants cherchaient maigre refuge le long des portes cochères. La circulation alternée avait changé les contours de la ville. Plus fluide, moins crissante, presque endormie. Le trottoir était à moi. De ces impressions qui ne trompent pas. Ni enfants piaillant, ni enfantillages colorés, tout juste bons pour une nostalgie matinale sur l'oreiller.
Il était midi, et il aurait pu être entre chien et loup. Sans but défini, ni course, ni visite, ni rendez-vous pour un emploi, je n'errais pas, je marchais. Ce que les oisives appellent faire du "lèche vitrines". Comme si cela pouvait être agréable d'humecter sa langue sur un verre dépoli !
J'ai vu un homme sur le carreau, allongé, ventre à terre devant un restaurant. Soudain tombé, comme une mouche. En attente des pompiers, le serveur asiatique avait peur. Son visage d'ordinaire impassible semblait à peine crispé. D'autres se sont agglutinés, comme des mouches aussi. L'urgence peut réveiller des prétendus indifférents! En tous cas, dans cette rue. Ailleurs, je ne sais pas.
Etait-ce l'homme qui créchait depuis des nuits et des jours sur le trottoir d'en face? Pas du tout. Un homme dont je n'ai vu le visage qu'au bout d'une semaine. Enseveli dans son sac de couchage délavé. Deux canettes vides à côté. Pas l'homme de l'unique nuit de galère. Il en avait plusieurs à son actif. Au fil du temps, le lieu s'était agrémenté de cartons ramollis, de victuailles discrètement déposées, sans que quiconque lui ait adressé la parole. Et même d'une couverture, rouge je m'en souviens.
Non, l'homme annihilé était de passage. Quand la sirène a retenti au loin, je me suis éclipsée. Les pompiers, c'est le 18, a dit le serveur. J'avais oublié. L'urgence et ses chiffres, ça s'oublie comme les couleurs s'estompent, comme les voix éraillées s'effacent en grésillant.
Reprenant mon chemin,je me suis demandé quel voile oriental avait recouvert le bistrot et si, cette fois, je ne rêvais pas. Longuement, je me suis arrêtée. La ville a ses secrets qui se goûtent. L'image de l'image dans l'image. Infiniment abîme.
Nourrie de ces fondus qui s'enchaînaient, j'ai accéléré le pas, dans l'espérance intime de retrouver la chaleur des carreaux et du thé.
Marcher ainsi dans la ville est un temps digeste que certains ne s'offrent guère, addicts qu'ils sont aux brillants de leur réussite, au strass de leurs gamines cabrioles, ou même encore au gigantisme de leurs projets pharaoniques.
Tout ce vernis, que le songe me présentait, m'écoeura comme la lie du vin. Le clodo avait disparu et, avec lui, les lettrines des étiquettes, comme autant de marques improbables du temps qui s'écoule dans la grisaille.
Trop de crachin, trop de crash, trop de clash et de flaques, ce jour-là, avec la mer en moins. Tous, nous attendions le printemps.