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Flocons perçants

Au sortir des premiers bourgeons, la neige a tout foutu en l'air. Toutes les images. J'ai cru dépérir sans elles. Enfermée dans d'interminables tris, j'observais comment d'autres s'y prenaient. Les peluches avaient trouvé une place éphémère sur la bicyclette d'un clodo de service. Les coupures de presse sur l'aviateur décédé dans le désert, juste avant la guerre, juchaient, jaunies, dans un carton. Le coffre en osier abritait des jouets cassés n'ayant pas trouvé preneur. Je les ai vus, un peu plus tard, dans un sac poubelle : car le coffre avait fait le bonheur d'un non rangeur.

C'était la Berezina. Les fils électriques des appliques retirées étaient à vif, les fentes des murs et du plafond apparaissaient en plus grand nombre et, ne sachant pas où les disposer, je m'étais mise à les compter. Même l'enfilade de glaces avait disparu et il m'était devenu impossible de dénombrer comme par le passé l'invraisemblable quantité de luminaires qu'elle permettait d'envisager. Fini de rêver. Seul le tournant vers la cuisine était resté identique à lui-même avec quelques carreaux descellés, des rouges et des blancs, que je savais encore éviter.

Ni le bruit de la machine à oxygène, ni celui d'une sonnerie, ni même encore celui de la chasse d'eau qu'il fallait tirer avec énergie pour qu'elle s'actionne ne venaient maintenant réveiller les dorures défraîchies et les angelots bleus que le temps avait éloignés de leurs instruments de musique. Les livres sacrés étaient à terre et même le poinsettia, appelé par certains "le six mois 'ouge six mois ve't", s'en était allé. Va savoir où !

L'armoire aux papiers était restée interdite. Un post-it signalait le nom de son destinataire exclusif. Ne touchez pas, c'est à moi ! La peur au ventre, j'avais osé regarder quelques photographies avant de m'affaler sur le canapé déserté. Regard voleur de fugitives impressions. Il avait donc été dans ce pays-là; elle avait donc reçu cette carte postale. Et alors ? Le puzzle de la mémoire est étrange. Quelques bouts se recollaient dans une savante sélection. Mais certainement pas tous.
Il y avait toujours eu quelqu'un pour me dire : "mais moi, je sais" ou encore : "tu ne l'avais pas saisi ?" Imbécile des jours heureux, j'avais cru que ma bonnasserie leur ouvrirait les yeux sur cette longueur d'ondes recherchée sans relâche. Pour partager humblement nos images.

Cette fois, je suis repartie sans ranger. Ils se débrouilleraient. Même si plus personne ne savait où se trouvaient les sacs d'aspirateur, la photo des ancêtres dans l'escalier monumental ou les ciseaux pour le papier bulle, je n'allais plus m'embêter à chercher à leur place et à me sentir prise en faute de ne point l'avoir fait. Je construisais le vide et c'était assez occupant pour l'esprit. J'avais bien écouté des discours militaires sur comment procéder, toutes ces consignes qu'ils n'avaient pas suivies. Prête à les respecter, je m'étais vite aperçue que le deuil, certes, sème le vide mais aussi le désordre.

Bien sûr qu'au début j'avais soigneusement rangé dans des enveloppes à leur nom ce qui devait leur revenir et qu'avec mon zèle de Bécassine j'avais même produit des tas savants, comme l'enfant positionne sur la plage ou sur la feuille ses gros pâtés. J'avais cru que je trouverais de l'aide pour les étiquetages. Attendais-je aussi un petit merci ? La solitude s'était emparée de moi. Comme d'eux, sans doute, à d'autres heures. Il me fallait repartir. Un jour, j'avais oublié mes lunettes sur place; une autre fois mon mobile. Quelle déroute ! Fidèle au poste, je n'y voyais plus goutte. Aucun commandant en chef n'aurait pu me convaincre alors que le combat avait pris fin. Pourtant, il était, à chaque fois, grand temps de déserter. Y retournerai-je encore une fois, la dernière, "la der des ders" ?

La neige a tout foutu en l'air. Mon programme de revenir. Mon agenda de ces rendez-vous incontournables. Elle a recouvert mes souvenirs, détruit les images, immobilisé le voyage. Couche de l'oubli dont on se passerait, sale blancheur incolore, noirceur urbaine des messages prétendus polis, la neige a grippé les relations. Cette neige des sommets qu'elle disait tant aimer. La gadoue de ces vies sans Orient. D'habitude, je rapportais un bouquet de perce-neige, en signe d'un printemps à venir. Il reviendra, c'est certain. Mais plus tard. Et avec le printemps, les images restées au placard.
La peine mérite autant de silence que les flocons perçants lorsqu'ils assourdissent le mouvement.