Grand Duduche crayon
Sortie de ma BD, j'ai quitté ma condition de servante. Comme mon ami Grand Duduche, je fus crayonnée cent et mille fois. Imbécile de service d'une époque que je n'aimais pas trop moi-même. Les messieurs n'étaient pas commodes et une Madame la Marquise de Grand'Air me demandait de lui préparer le thé au retour de ses bonnes oeuvres. Fini, ce temps-là !
Je me donnais du mal pour faire des comptes justes, je disais le mot qu'il fallait pas, je m'excusais avec des révérences, et je me faisais souvent gronder. Fini, ce temps là ! Pour toi aussi, Grand Duduche.
Grand Duduche et moi étions fâchés avec l'école. Avec elle, soit tu formes des élites avec ceux qui se moulent, soit tu déformes même des poules en les appelant des gallinacées. La poule et l'oeuf, c'est utile pour se poser la question de l'ordre du monde et des conflits. On dit : c'est l'oeuf ou la poule, et ça permet de reconnaître que c'est compliqué. Mais les gallinacées, ça ne serait pas du galimatias à vous déconstruire la comprenote ?
L'avantage des benêts, comme Lagaffe aussi, ici présent dans l'image pour une occasion que j'ose dire "de merde", avec son crayon pété et sa larme à l'oeil, c'est de déranger les idées toutes faites : elles collent à la peau de certains, comme le scotch de Charlie à son doigt. Désolée, pour Charlie, c'est Chaplin, pas l'autre qu'on connaît à peine. Soyons honnêtes, quand même !
D'abord, y a ceux qui savent tellement pas se débarrasser de leurs préjugés que leur solution face au Caran d'Ache, c'est la kalach. Pour rayer définitivement de la carte les gentils gamins que nous sommes et faire goulash. Raté, même pas mal! L'école leur a pas servi à vivre ensemble à ces armés obsessionnels: normal, y a les meilleurs, les bons, les moins bons et les décrocheurs.
Ensuite, y a nous, de la même catégorie que les précédents. Pas ravageurs pour deux sous, quoique... Mais décrocheurs aussi. Gêneurs, nous naissons, nous aussi, de trois fois rien : un crayon qui en dit long. Décalés azimutés, à l'Ouest, nous avons perdu le Nord. Le point cardinal et la direction nous échappent. Avançant juste comme nous pouvons, bon an mal an, dans les mains de nos lecteurs, en les attendrissant un chouïa. Ou davantage s'ils disent "c'est méga". Et nous durons, tenons bon, nous accrochons à notre histoire, depuis leur coup de crayon qui nous a sortis de rien. Les créateurs s'en vont et nous durons. C'est ce que ça veut dire mon "raté, même pas mal". Nous sommes en papier, nous, les gars. Z'aviez besoin que de ciseaux, si vous vouliez nous ratatiner en puzzle pour assurer votre postérité.
Je vous l'accorde : on n'aime pas les conformismes. Je dis "bravo" pour Loulotte quand on me le demande pas. Ce que tout le monde pense, c'est moi qui l'exclame. Grand Duduche aussi. Estampillés crétins, dégingandé pour Duduche ou sans nez pour ma pomme, on s'apprécie de cette amitié qu'ont entre eux les imbéciles heureux.
Aujourd'hui, je bénis l'alliance des coups de crayon. En quittant ma BD, j'ai rejoint sur le macadam la bande de copains qui, eux aussi, ont perdu leur créateur. Ils avaient fait naître des trois fois rien, des minables et des nunuches. Et vous ne pourrez rien contre nous. Pas nous gommer, pas nous asséner vos vérités. Nous sommes là, ensemble, nous serrant les coudes ou plutôt les caboches, pas si mal faites que vous le croyez.
Enfin, y a l'élite. Cela veut dire les meilleurs, pour ceux qui savent pas. En ces temps où le tableau noir est pire qu'un tableau de chasse, parce que les dessinateurs c'est pas du gibier, je vous demande de revenir à vous, puis à nous, vous les notables et bien notés. On a encore des choses à vous apprendre. Avec mon inculture totale et savamment entretenue, je suis très mobilisée. J'en ai soupé des moqueries, du temps où j'étais bête à l'école. C'était pour de faux, mais c'est ce qu'on m'assénait.
La leçon de choses, comme on disait de mon temps, la voilà. L'observation : comme créatures de dessinateurs, c'est notre unique savoir. Elite, cela pourrait vraiment t'aider d'observer. Pour te désencombrer de tes autres savoirs que je trouve un peu morveux. D'abord je ne les ai pas, ensuite tu les étales jusqu'à tes pompes de luxe, et c'est sanglant pour les pieds des d'autres.
Observer une minute de silence, d'abord. Mais surtout observer les complexés que vous, élites, aviez fait tomber sur le ring, avant qu'ils ne shootent des grabouilleurs. On appelle ça la désintégration, après la foutaise de l'intégration.
Autrefois, à cause de l'école, je passais mon temps à admirer combien ma maîtresse savait tout organiser. Admirer, c'était ma manière de m'intégrer, de sortir de ma cambrousse de bécasse. Aujourd'hui, je vais vous parler avec mes gros sabots : Vous êtes en partie responsables du souk de sang. Un peu généreuse, je voudrais pardonner à la Marquise de la République et à tous ses marquis, serrés en rang d'oignon pour une photo, puisque j'en veux même pas à la mère Grand Air que je servais. Mais à vous, j'ai du mal à pardonner, parce que je ne suis pas à votre service, mais vous au mien. Le peuple vous paie.
C'est vrai ce que personne ne dit. Il vous manque la grammaire de vie. J'observe, tu observes (avec un s), il observe (avec un e), nous observons... Je vais vous prendre comme pensionnaires pour apprendre à observer les émotions de tous les autres, ça vous permettra de mieux vous organiser pour piloter correctement la maison commune. Vous avez loupé des coches comme, moi, je sais pas bien faire une mayonnaise. Je suis benête et vous êtes fats. Vous prônez la liberté au moment où elle est assassinée. Mais vous faisiez quoi, pour elle, avant ? Pas pour votre liberté, mais pour la nôtre?
Notables et people, vous vous échangez des salamalecs qui débectent. People, ai-je dit, pas boat-people, pas les naufragés du triple A, qu'on sait même pas ce que c'est, sauf pour la BD de Fred, qui est unique avec sa poésie du A. Pendant vos agapes, à vol d'oiseau, les oiseaux se crashent dans les murs de nos périphériques, juste avant les cages à lapin, ou contre les barbelés des prisons, pour les moins chanceux qui se sont cassés de leurs cages. Ils en retrouvent des plus rouillées encore. Rouille comme ce qu'on leur met dans le crâne qui s'embrouille. C'est plus une caboche qui pense, c'est une passoire où germe le désert mental en continu. C'est la trouille qui se sème. Je crois qu'à l'école ils disent que c'est pas civilisé, et que c'est même barbare. Je crois pas que ce soit très poli ni malin de parler comme ça, parce qu'à votre époque tout se sait. J'apprends à me civiliser. Croyez-vous que ça signifie que je sorte de la barbarie ? Gare au mépris.
M'enfin!, et si c'était l'école de la Marquise de la République qui avait fabriqué aussi ces zélés du Nihil, ces fous du Néant qui se croient mieux que les autres avec leur paradis pour illuminés ? A cette école, on devait lire Sartre. Se le farcir, c'était pas de la tarte. Proust faisait des manières à en perdre le début d'une phrase. Céline passait son temps à écrire merde et il est devenu scabreux. Et s'ils étudient Houellebecq maintenant, est-ce mieux? L'école, est-ce que ça vous donne ensuite des lendemains qui chantent ou bien la torture du travail, pour dire après qu'on s'est fabriqué un petit matelas, bien caché dans ses chaussettes de laine ?
Gribouilleurs du monde entier, comme vous avez gagné du temps à l'école avec vos crayons puis vos feutres ! Pour la caricature du prof qui fait croire - en rabâchant- qu'il sait tout et nous rien. Pour le récit raccourci de ces méchancetés de gosses que seuls les purs observent. Pour la colombe de la paix. Félicitations ! Et le jour où l'un d'entre vous en aura le temps, s'il vous plaît, rendez-moi mon nez. Il suffit juste de me rafistoler un peu, avec votre chirurgie du crayon taillé. Car j'en avais du nez pour sentir, voir, entendre, toucher. Et j'en ai toujours du nez, car les salauds, ils m'ont même pas tuée. Je dis salauds, parce que le vocabulaire me manque. Mais je peux rajouter pauvres, pour faire la différence avec les notables, qui peuvent être des riches salauds. Oui, c'est ça, pauvres salauds qui m'avez même pas tuée.
Après avoir marché, marché, marché, regardé de loin et de plus près, sous toutes les coutures, le visage de mes voisins agglutinés sur la place de la Marquise de la République, à s'en emmêler gravement les pinceaux, je retourne vite me reposer dans ma BD. J'ai la nostalgie de Loulotte, du maire, du gendarme, de mes placards, du ménage et du thé. Je ne me fais pas de film car c'était pas la vie en rose. Mais j'étais respectueuse. Et ça me manque. Cela me manque, comme vous pouvez pas imaginer. J'ai traversé un siècle pour vous rejoindre. Etes-vous sûrs d'accrocher votre vie à la meilleure étoile? Et quand le croissant de lune devient la croix et le sang, je me demande, en vous quittant, si vous avez fait vos classes dans la même que moi. Grand Duduche, ma nostalgie, tu l'as aussi. Retourne donc dans ta BD, en même temps que moi dans la mienne. T'inquiète pas pour le billet d'absence du monde. Poésie l'a préparé.