Lapsus joyeux
J'ai retrouvé des histoires dans mon placard. L'urgence de Grand Duduche Crayon m'avait fait sortir de ma BD, quand je rangeais mes paperasses. Le souci est pas fini, mais je propose un intermède aux urgences qui font pin-pon dans la tête et qui écrabouillent le coeur.
Lors de la présentation du livre d'une grande dame, décédée depuis, j'ai fait un topo d'ouverture devant près de 80 personnes. J'exagère pas. A l'époque, j'en ai pas parlé à la famille qui est restée à cultiver ses choux, ses poireaux et ses carottes. J'aurais dû leur expliquer, depuis que je les avais quittés, et pas souvent revus, que j'avais fait des études. Et rien que ce mot-là, il nous distance et cela aurait fait un pataquès terrible. Du style : c'est quoi, une conférence? T'as pas peur d'aller dans un endroit comme ça? Et qu'est-ce que tu vas bien pouvoir leur dire ? Ah bon, et l'asymétrie, tu peux expliquer où ça mène ?
Je me suis donc é-co-no-mi-sée. Avec ta famille, tu dois parfois t'é-co-no-mi-ser. C'est pas parce que tu les aimes pas. Au contraire. Mais tu vas pas planter devant eux un tableau avec des personnages auxquels ils peuvent rien comprendre parce que ce sont pas leurs voisins ou camarades du primaire. Donc tu t'économises pour les protéger. Enfin, tu te protèges plutôt pour qu'ils se dépensent pas à piger ce qui fait ta vie quotidienne. Ils la trouvent compliquée. Et toi, leurs choux, leurs carottes et leurs navets, tu sais plus comment ils poussent.
Donc, à cette conférence, il s'agissait de dire tout le bien du livre de la grande dame, et donc beaucoup de bien aussi de la grande dame, mais sans excès. Cet exercice parmi d'autres demande de trouver un bon filon, si possible pas exactement celui auquel le public s'attend. Enfin bref. J'avais mis un temps fou à me préparer: ça c'est la timidité de la personne qui sait pas si l'habillement compte pour faire circuler de la parole. Si tu vas passer pour une cloche si tu te sapes en star. Ou, au contraire, passer pour une cloche si t'es comme d'habitude, pas assez remarquable pour qu'on sache dans l'instant, en arrivant, que c'est toi qui vas t'exprimer en premier, et pas en deuxième. J'avais regardé le plan de la ville, suffisamment pour connaître le nom de toutes les rues avoisinantes, et ne pas retenir celui de celle où je devais me rendre. J'avais vérifié que j'avais les sous pour me déplacer, parce que, parfois mes poches sont vides, mais personne le sait car je présente à peu près comme il faut. Ou poches vides, parce qu'y a un trou tout simplement, et que, du moment que ça se voit pas, tu t'en fiches. Sauf que, dans ce cas-là, il vaut mieux pas les remplir.
Je viens de retrouver mon topo et je ne vais certainement pas le recopier. C'était il y a dix-huit ans, je prenais mon beau stylo, beau parce que toujours le même depuis des plombes. Donc ça serait trop de travail de taper pour l'occase du blog. Ce qui m'a amusée est l'anecdote suivante, que je vais vous raconter, parce que je l'ai aussi écrite. Allons-y.
Après mon discours, le rabbin est venu me trouver.
- Madame, vous avez fait un lapsus.
- Ah bon ? Lequel ?
- Vous avez dit qu'aucune religion n'est utile.
- Comment ça, j'ai dit qu'aucune religion n'est utile! Vous en êtes sûr et certain ?
J'ai rajouté "vous en êtes sûr et certain", juste pour me donner le temps de me rappeler ce que j'avais bien pu encore raconter comme bêtise. Et voilà que je me plonge dans mon texte, de mémoire, dans je ne sais pas quelle circonvolution de mes neurones, et que je trouve. Disons-le, assez vite quand même. J'avais appris ma leçon correctement. - Monsieur le rabbin, j'ai pas dit : "Aucune religion n'est utile". J'ai dit: "Aucune religion n'est une île".
Et nous sommes partis d'un franc éclat de rire, tous les deux, pendant que les gens allaient féliciter l'auteure. J'avais travaillé avec elle pendant des heures, je n'étais plus personne depuis que son petit livre était sorti. Elle ne pensait pas en écrire puisqu'elle savait plusss que très bien parler, elle. Trop bien, même. Sans notes. Donc ma seule fierté aura été de lui demander d'écrire un livre et que le projet aboutisse. Après, elle en a écrit d'autres. Il fallait ouvrir les vannes, et je peux pas dire que je déteste ça. Ouvrir les vannes me rappelle quand je passais sur un pont vermoulu de rivière et que je regardais des barcasses passer. La tête d'un côté du pont, puis la tête de l'autre, et tu continues de voir la barcasse avancer, mais la lumière sur la rivière a changé.
Quand la grande dame a publié d'autres ouvrages, d'une érudition implacable, elle me disait alors : "Ni fait ni à faire, personne ne les lira." Elle était franche, nous sommes devenues amies. Enfin, ils existent, ses livres. Une trace de son passage sur terre, de son travail d'érudition et de sa musique intérieure.
Ce qui pourra rester un peu plus, c'est mon lapsus intemporel. D'ailleurs, comme je prononce bien quand je me trouve contrainte, je me suis dit, dix huit ans plus tard, que le rabbin avait totalement inventé mon lapsus pour me provoquer. Il en était capable. Car assurément, il avait de l'humour.
"Aucune religion n'est utile", "Aucune religion n'est une île". Aujourd'hui, vous pouvez choisir une de ces phrases, celle qui vous plaît. Le plus ou le moins. La mienne, celle que je revendique encore, avec "l'île", je vous oblige pas de la prendre, je suis une démocrate. Mais je l'aime bien. Elle a comme une petite valeur pour sortir de métropole et de son confort entouré de douves avec de la flotte pour éviter les incursions. Pas d'île, pas d'ilôt, pas d'isolement : cela veut dire qu'on est interconnectés. Jamais, j'aurais pensé ça, il y a dix-huit ans. Ma petite phrase est devenue adulte, et moi un peu: "Aucune religion n'est une île". Bon, alors, vous l'avez choisie maintenant, MAàààà phraàààse? Il serait temps. Plus que temps. Je suis démocrate. Mais j'ai pas de patience. L'autre phrase, que je vous redirai pas pour qu'elle s'imprime pas dans votre tête, vous pouvez la choisir, vous êtes libre, mais je vous conseille pas trop. Par les temps qui courent, dire qu'"aucune religion n'est utile", c'est pas recommandé. Y a des anti-tout partout. Et ceux qui sont "anti" le mot qui n'est plus à la mode et que je vais sûrement pas citer encore une fois, on les fait tomber comme des mouches.
Donc voilà, grand bonheur, nous sommes tous d'accord : Seuls, les lapsus sont joyeux!