Journée des femmes
Elle avait pleuré à chaudes larmes. Bronchiteuse, elle avait longtemps toussé et avait fini par se casser le dos. Des Bécassine comme moi, j'en connaissais d'autres. "Je ne suis pas une base de données", qu'elle m'avait dit un jour et que j'avais répété aussitôt sans trop comprendre le sens. J'étais un peu "en retard", avais-je appris à l'école; donc le sens, ça m'échappait de très longue date.
Comme ces chaussettes entassées, qui ne servaient à rien sinon à faire croire à de la beauté contemporaine, j'avais juste appris à accumuler des impressions guidantes pour mes actes de servante. Je ne savais pas trouver le sens, mais du bon sens, j'en avais. Par pelletées.
Alors, j'ai cherché pourquoi elle m'avait dit : "je ne suis pas une base de données". D'abord, il y avait une négation. Elle savait donc ce qu'elle était : un peu tout ce qu'elle ne pouvait pas assez dire aux suffisants. Sauf ça. Ils la prenaient pour qui ? Non, mais ! Ensuite, une base doit être solide et c'est certain qu'elle ne l'était plus comme avant. Donc, elle n'était plus franchement une base, une bonne à tout faire ou tout encaisser.
Mais alors "base de données", c'était quoi ? Comme la bicyclette aux peluches qui stationnait à Plaisance ? Cela m'avait bien fait sourire de la contempler un jour de congé, parce que c'était vraiment une "base de données" de première catégorie, cette bécane. Je ne sais pas ce que le cycliste se trimbalait comme enfance, mais c'était chouette qu'il rappelle aux passants leur enfance, avec ou sans doudou.
Une "base de données", c'était donc un ensemble de choses qui, éparses, faisaient tourner la tête et qui, rassemblées, la mettaient en ordre. Un aide-mémoire à ranger. Mon travail de tri par couleurs ou par formes. Par dates ou par noms. Par délais d'urgence ou par "ça peut attendre encore". Par "je l'aime bien, je lui réponds tout de suite" ou par "qu'il aille se faire voir, ce malpoli !"
J'ai mis un temps certain à piger son mal-être. Une réflexion lente n'est pas forcément stupide. Elle avait accueilli, fait la mamma, trouvé son plaisir et voilà que son nouveau patron lui parlait de haut, à la rapetisser comme une coque de noix. Ca vous supprime une tête, ce genre de méthodes.
Battez-vous, sans tête, contre un mur d'oeufs durs, et vous me direz le résultat. Gagner une bataille en se tapant la tête contre les murs, ça vous amoche une servante. Elle a même dit un jour qu'elle avait des trous dans le ciboulot, alors que c'était justement le moment où elle commençait à ébranler la cloison. Et lui, le patron, de me sortir alors qu'elle "était têtue comme une mule".
C'est pour ça que j'ai songé à cette image de décapité en costume de fête, venue tout droit d'Avignon. Mon esprit a divagué ensuite. Amoncellement de vieilles chaussettes inutiles, tas de peluches abandonnées et récupérées, colonnes d'oeufs durs organisés selon leur logique, et base de données qui n'en était plus, ça faisait un peu disque rayé. Et là, faut m'excuser, mais je me suis transportée encore une fois à Marseille. J'y avais observé des microsillons de pacotille, savamment plantés contre une façade. A faire fuir les oiseaux et se marrer le chat qui poursuivait la souris avec son fil de laine.
A ce moment-là, j'ai perçu le sens réel de son aveu, celui de l'autre Bécassine. Elle avait été MALTRAITEE. Sa musique en avait pris un coup, des peluches elle n'en avait plus, et cela faisait longtemps qu'elle marchait sans chaussettes, les pieds nus. Qu'est-ce que j'ai bien fait de répéter sans comprendre le sens : "je ne suis pas une base de données"! En regardant dans le dictionnaire, j'ai trouvé un terme angliche qui traduit son hurlement de négation : "burn-out". Et là, j'ai franchement gueulé. Parce que, même si je ne parle pas un mot d'anglais, j'entends très bien les sonorités. Cela signifiait que ça pétait de toutes parts. Sa toux à répétition, son cri, son dos coincé, son téléphone qui ne sonnait plus, sa photocopieuse qui bouchait encore la porte, empêchant de circuler d'une pièce à une autre. C'était le grand bazar à vous tournebouler le coeur et à vous rouiller durablement les méninges. Je leur ai dit dans mon meilleur français :"ça suffit !"
Et je vous assure qu'en entendant ces trois syllabes courtes et mesurées, ils l'ont fermé. Son patron était rouge de colère. J'avais bien préparé ma semonce pour les ratatiner, ces gens qui voulaient qu'elle travaille, alors que tout était déjà déglingué comme de la ferraille sans tic tac de l'horloge. Je suis sortie, un ami m'a téléphoné pour me raconter une histoire abracadabrante : La police venait de lui demander son nom, alors qu'il cherchait des origines. J'ai éclaté de rire. Quand je suis rentrée dans la salle de réunion, une acolyte du patron m'a dit sur un ton piquant :"quelqu'un te fait donc rire?" Comme si ça ne m'arrivait jamais d'exploser de rigolade !
Dire "ça suffit !" m'avait comblée. Quand on connaît bien les Bécassine, on apprend à leur contact pourtant que l'humour protège de la rancune.
Le lendemain, aujourd'hui donc, ma prof pour améliorer ma compréhension a dit que la journée des femmes, c'était du pipeau. Pas si sûr que ça. Puis j'ai rencontré une marchande de journaux qui m'a proposé Libé à 2 euros, parce que j'étais une femme. Pour les hommes, c'était 2 euros 50. J'ai saisi l'occase. Je n'aurai pas le temps de le lire parce que j'écris, solidaire de l'autre Bécassine chérie. Si je le pouvais, j'enverrais même cette prose comme une tarte à la crème ou comme un pot de moutarde qui monte au nez à la figure de ceux qui abîment les servantes. On n'est pas des bases de données, tout de même !