Sortie de cadre

A quoi ressemble la vraie Bécassine ? Exercice pentu d'aller voir de plus près, comme pour les gamins qui se prennent pour Johny. Par timidité, j'ai choisi un moment où les touristes pouvaient affluer. Me glisser dans la masse du musée et me planter, affairée, devant les mini-vitrines, l'air d'y connaître quelque chose à l'histoire de la poupée ou des cabotans : comprendre marionnettes, en picard.

Bécassine est gauche et je l'aime ainsi, cette servante mal dégrossie. Elle met les pieds dans le plat, rendant service à tous. J'ai les mêmes sabots qu'elle, fabriqués dans le Morvan par un compagnon du Devoir. Essayez donc de marcher lestement avec ces morceaux incurvés de noyer, bordés de cuir, et vous saisirez vite que l'ambition de Bécassine, à savoir transporter des assiettes sans casse, relève de l'exploit.

"Il n'y a que ceux qui ne font rien qui ne cassent rien" : la grand-mère avait raison de pré-excuser les travailleurs et de honnir par la même occasion les paresseux. Mais donner les outils adaptés à ceux qui font est nécessaire, pour qu'ils puissent agir avec le moins de casse possible. Ce n'est pas de la tarte, c'est moi qui vous le dis, de fournir aux gens qui font ce dont ils ont réellement besoin.

Quand j'écoute des gens cassés, et pas des assiettes cette fois-ci, je m'aperçois souvent qu'ils n'avaient pas les outils adaptés pour pas se casser. Cela peut m'énerver.
Soit on leur a vendu un miroir aux alouettes et je peux en vouloir aux commerçants de la vie ou du travail qui seraient, selon eux, si simples, si évidents et si indubitablement harmonieux.
Soit les cabossés manquaient de protections et je peux leur en vouloir de ne pas s'être renseignés et d'avoir foncé, tête baissée, à bras raccourcis,sans paratonnerre ni rambarde ni télescope ni bouclier ni ceinture de sécurité.


Quand tu arrives chez quelqu'un, tu regardes d'abord le cadre. Derrière cette grille, à Ville d'Avray, tout a l'apparence du "c'est beau". Tu ouvres tes oreilles et, tout d'un coup, deux chiens loups aboient férocement. Méfions-nous des entrées polissées qui cachent des protecteurs hargneux et zélés. Dans les familles, c'est comme dans les maisons, il y a des modes d'accueil trompeurs.

Cette allée m'a pourtant bien plu et il est possible qu'on trouve dans une des chambres de l'ancienne demeure de Jean Rostand, au bout de l'allée, le papier vieillot qui m'a charmée au mur d'une vitrine du musée de la Poupée.

Je ne sais pas trop si le cadre, l'intérieur et les assiettes importaient au chercheur. Je l'ai surtout vu prendre soin de sa pelouse et montrer une à une ses bestioles qu'on appelle grenouilles que personne n'aurait su deviner sans lui. Imaginez la catastrophe si Bécassine, avec ses sabots, en eût écrasé une. Elle eût été traitée de "nouille".
L'élégance et la finesse ne sont pas donnés à tous pour tout. C'est gros mensonge que d'y faire croire trop de gens ou de trop s'en targuer pour soi-même.

Désolée d'avoir ainsi dérivé. J'écoutais le voisin de Jean, Yehudi Menuhin. Avec ses airs tziganes, il m'a éloignée de Bécassine et c'est bien ainsi.